Bernard Binlin Dadié : Cent ans de négritude

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Si vous passez par la célèbre Librairie de France au milieu des buildings du quartier du Plateau à Abidjan, soyez attentif. Vous remarquerez peut-être cette silhouette encore droite que cent ans d’âge n’ont pas réussi à faire fléchir. Cette stature, c’est celle de Bernard Binlin Dadié, père de la littérature ivoirienne, qui s’est toujours tenu debout pour les siens. Face à la colonisation, face aux crises traversées par son pays, il n’a qu’une seule arme, aiguisée comme un soc : sa plume. A son égard un nom revient constamment : monument.
Une vie de lutte
Bernard Dadié est né à cette époque coloniale où l’orthographe et la date de naissance des Africains sont réduits à une approximation. Sa date de naissance se résume donc à « vers 1916 ». Fils d’un planteur fondateur du premier syndicat agricole ivoirien, Gabriel Dadié, il grandit sous le joug de ces colons Blancs qu’il côtoie dans sa ville de Grand-Bassam, non-loin d’Abidjan. Il est de ceux qui s’émerveillent en voyant pour la première fois son pays survolé par des avions, d’abord un, puis deux, puis des dizaines chaque mois. Comme ses amis, il connaît les tourments des coups de « chicote » administrés par le pouvoir colonial. Comme ses pairs, il croit voir un espoir à la fin de la Seconde Guerre Mondiale, lorsque la mort du nazisme annonce une nouvelle aube pour les peuples soumis.

Contrairement à Léopold Sédar Senghor ou Aimé Césaire, ses frères de plume du mouvement de la négritude, Dadié ne fréquente pas ou peu le milieu littéraire parisien. Administrateur au Sénégal après y avoir fait des études à la prestigieuse Ecole Normale William Ponty, il voyage mais ne s’installe pas en Occident. En 1949, de retour en Côte d’Ivoire après treize ans au Sénégal, il se fait emprisonner aux côtés de ses camarades de lutte indépendantistes du Rassemblement Démocratique Africain (RDA). Dix-huit mois d’incarcération n’éteignent pas la flamme militante de l’écrivain, ils la ravivent. Un an et demi employé à l’écriture de ses Carnets de prison qui sortiront trente ans plus tard.

Crédits : AFP/Sia Kambou

Crédits : AFP/Sia Kambou

A sa sortie, son engagement prend un nouvel élan. Proche de la vie politique ivoirienne, il prend ses distances avec Félix Houphouët Boigny, le père de l’indépendance du pays, et le Parti Démocratique de Côte d’Ivoire, unique formation politique jusqu’aux années 1990. Un bref – à l’échelle de sa longue vie – passage en tant que Ministre de la culture de 1977 à 1986 ne lui fait pas perdre sa lucidité. Ce démocrate digère mal le régime du parti unique et les pratiques parfois autoritaires du pouvoir. Lorsque la presse se libéralise, peu avant le décès d’Houphouët en 1993, il publie tribune sur tribune dans les quotidiens qui voient le jour, pour commenter les querelles de succession qui se trament.
Surtout, lorsque la crise ivoirienne éclate en 2002, le retour de l’armée française dans son pays est une douleur terrible pour lui, à presque 90 ans. « Nous entendons dialoguer avec une autre France. Celle de Victor Hugo », écrit-il, au moment où la Côte d’Ivoire se fracture en deux, entre le Nord rebelle et le Sud loyaliste. « Zone libre, zone occupée. Ligne de démarcation, tout comme en France en 1940 pendant la guerre. Comme il est beau, Le chant des partisans et très actuel dans moult pays d’Afrique francophone. […]Que ce chant soit né en France est une leçon qu’aucun Français ne devrait oublier. N’a-t-il pas produit des héros ? » : comme à chaque épreuve traversée par son peuple, Dadié joue son rôle de mémoire nationale.

La tête aussi froide que remplie, il ne se laisse pas déborder par la fièvre anti-française qui parcourt Abidjan en 2004 lorsque Paris s’implique un peu trop au goût de certains dans les affaires nationales. Lui qui rappelle volontiers son ancien statut de « sujet français », lui qui cite volontiers Napoléon au début de ses chroniques, qui invoque Clemenceau et Zola « dressés contre l’injustice » ne reconnaît plus la France, sa « grand-mère ». S’il s’émeut dans un premier temps de voir des Jeunes Patriotes prendre la rue, il reste fidèle à lui-même : indépendant de tout pouvoir politique, ne faisant couler que l’encre. Avec la hauteur qu’on lui connaît, il rappelle à ceux qui le voient dans un camp plutôt qu’un autre qu’il « n’est pas question de « Gbagbo », de rivalités stupides entre leaders de partis ».

Crédits : BBC

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Le père de la littérature ivoirienne
Sa force, il la puise dans la culture. Pour affirmer d’abord que le « sang noir » versé à Verdun vaut autant que celui du Blanc. Pour chanter ensuite à travers toutes ses œuvres la beauté des légendes fondatrices des civilisations ivoiriennes. A la manière des Métamorphoses d’Ovide, ses Légendes Africaines ou son recueil du Pagne Noir reviennent sur cette époque où humains et animaux se parlaient dans une nature apaisée. Chacun de ses contes se termine par un retentissant « Et c’est depuis ce jour-là » expliquant un aspect de notre société, la présence d’un groin et non d’une trompe au bout des porcs, ou la répulsion des chiens pour les chats.
Il prend un malin plaisir à relativiser les apports matériels que les défenseurs d’une certaine mémoire coloniale s’obstinent à fréquemment rappeler. Une manière de nier la supériorité présumée d’une culture sur une autre qu’implique le racisme. Une façon de regarder avec ironie cette religion que ses camarades embrassent en renonçant à leurs anciennes croyances.
« Le cousin Boua, fréquentant l’école, avait complet, casque, chaussures. En outre, il parlait le français. Som Nian n’avait qu’un caleçon et son pagne. Il en avait honte. Et parce qu’il ne parlait pas le français, les gens l’avaient surnommé « Coto », « biche », « sauvage », « broussard ». Il les regardait avec hauteur. Lui au moins il savait distinguer les odeurs des singes, des biches, les traces des différents animaux, les chants des oiseaux ; il comprenait le langage des couleurs du ciel, des étoiles, des eaux, des feuilles des arbres. Il savait poser une nasse, des pièges, reconnaître son chemin dans la brousse la plus épaisse, identifier les murmures de la forêt, séparer les parfums mêlés des fruits mûrs. » Les jambes du fils de Dieu, 1980, p.71
Dadié répond objectivement aux critères du génie. Il sait tout faire, et avec la manière : des romans – Climbié (1956) sera la première fiction de la littérature ivoirienne, et il reçoit, chose inédite, deux fois le Grand Prix Littéraire d’Afrique Noire – des poèmes, des pièces de théâtre, des nouvelles et des chroniques. « Il est notre Victor Hugo, c’est notre baobab ! » s’ébaubit Etty Macaire, président des écrivains de Côte d’Ivoire.

Un héritage colossal
Au-delà des idées, l’homme de lettres se distingue par son style bien reconnaissable. Il y a du Jacques Prévert chez lui à travers ses énumérations qui dégringolent ses pages crescendo. Il y a du Jean de Lafontaine dans ses contes où des animaux archétypiques se querellent ou s’allient pour se jouer des tours pendables. Il y a du Zola dans les questions rhétoriques qui secouent ses percutantes chroniques. Il y a du Stéphane Hessel chez ce héros de l’indépendance qui s’indigne à tout âge. Il y a du Kourouma dans le subtil mariage des expressions baoulé avec la langue française dont il apprécie la richesse. Il y a enfin du Dadié pur et dur dans ses fulgurances intellectuelles dont seuls sont capables les très grands. « Un peuple qui danse est un peuple qui n’a pas le temps de réfléchir ». Mouche.
Si le nom de Dadié s’invite moins souvent sur les manchettes de la presse ivoirienne, il bourdonne en continu dans les oreilles des écoliers, qui écrivent leurs dictées sur ses textes depuis plusieurs générations. Les auteurs contemporains se tournent vers cette pyramide pour s’inspirer. « Nous sommes ses enfants, on essaie de faire comme lui », témoigne Désiré Anghouran, dernier récipiendaire en date du très couru Prix Littéraire Bernard Dadié. « Il est une icône à laquelle je ne saurais me comparer, mais nous avons été nourris à sa plume » reconnaît le romancier Justin Miessan Ankon.

Accueilli en vedette au dernier salon du livre d’Abidjan, « l’homme-siècle » n’est pas moins bien reçu dans le milieu universitaire, où les thèses à son sujet prolifèrent. Les éditions NEI-CEDA exposent dans chaque librairie leur collection phare, Lire Dadié, tandis que les reportages à son sujet se succèdent. Toujours prêt à enchaîner les interviews-fleuves, il s’impose comme une quasi-évidence au moment où l’UNESCO doit sélectionner le premier récipiendaire du Prix Jaime Torres Bodet pour l’ensemble de son œuvre. Présent à la cérémonie en février dernier, ce spectateur engagé façon Aron ne s’est pas fait prier pour commencer lui-même son discours de remerciements, achevé par son fils.
Le portrait pourrait s’étendre encore. En attendant une biographie de référence à son sujet, le rappel de ses luttes était une nécessité. Car à lui seul, Bernard Dadié honore la devise de Totem : héritage, modernité, afrostyle. Son œuvre est désormais le bien de tous. Son combat pour la négritude et l’indépendance est d’une actualité brûlante. Et ses poèmes et punchlines devraient inspirer la relève des nouveaux écrivains d’Afrique francophone. Histoire de le rendre un peu plus immortel.

Sur l'auteur

Noé Michalon

Noé Michalon est journaliste, particulièrement intéressé par les questions de politique africaine et de mixité sociale dans les sociétés occidentales. Il est actuellement en master d’études africaines à Oxford (Royaume Uni).