CRAN: Louis-Georges Tin fait le bilan du mouvement

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Le Conseil Représentatif des Associations Noires de France (CRAN) s’achemine doucement vers son dixième anniversaire. Les discriminations, un combat de longue haleine. Rencontre avec son président, Louis-George-Tin.

Propos recueillis par Dianguina Kouyaté

Mr Georges TIn, quel bilan tirer de l’action du CRAN sur la période 2005-2014 ?

Le Cran innove et bouscule. D’abord, nous avons (re)mis sur la table la question noire. Nous ne sommes pas les premiers. Nous avons d’illustres prédécesseurs comme la Société des Amis de Noirs au XIXème siècle ou encore les auteurs de la Négritude. Mais depuis ces derniers, on avait l’impression que les Noirs avaient disparu. Les médias cherchent à les rendre invisibles, mais ils ont bien là. Nous avons bataillé pour qu’on en parle de nouveau.

Enfin, il y a le sujet des statistiques ethniques. Très important ! Nous avons toujours estimé qu’il était essentiel pour les Noirs en France de pouvoir se compter. Cette chose qui semblait extravagante a vraiment avancé. Pas assez selon moi, mais c’est déjà un début. Le CSA (*1) fait maintenant chaque année un baromètre de la diversité, chiffres concrets à l’appui. Le but est de mettre en lumière le manque criant de représentation de certaines composantes de la société française sur le petit écran. Désormais, nous pouvons aller voir les chaînes de télévision et leur dire « Il n’y a pas assez de Noirs et d’Arabes sur vos antennes. Vous ne nous croyez pas ? Regardez les chiffres ! » Harry Roselmack était une star il y a peu encore car il était l’un des seuls. Aujourd’hui la tendance a évolué. Tant mieux. Le CRAN ou des associations comme le Collectif Egalité ont beaucoup œuvré là-dessus.

Troisième point, nous avons contribué à porté le dossier des attestations de contrôle. Nous avons été les premiers à réaliser une étude chiffrée pour montrer la surreprésentation des Noirs dans les contrôles policiers. Ce sondage réalisé en partenariat avec TNS-SOFRES en 2006 a été confirmé par les études du CNRS. Nous avons organisé un colloque avec des policiers de différents pays qui ont mis en place la mesure de remise d’un récépissé de contrôle. François Hollande a repris cette proposition dans son programme de campagne. Manuel Valls a trahi. Nous connaissons la fin de l’histoire.

Une autre question que nous avons posé, celle des réparations relatives à l’esclavage et la colonisation. Nous avons œuvré sur ce sujet essentiel tant au niveau national qu’international. Jean-Marc Ayraut avait pris des engagements avant de faire machine arrière car il a été désavoué par le Président de la République. Nous avons depuis sollicité le Commission Consultative Représentatif des Droits de l’Homme, le Défenseur des Droits et d’autres instances. Les esclaves demandaient liberté et justice. La liberté, ils l’ont arrachée, la justice, ils ne l’ont pas encore obtenue.

Pensez-vous que plusieurs siècles après, cette quête de réparation pour les descendants d’esclaves puissent réellement avoir des chances d’aboutir ?

Vous dites « plusieurs siècles après »… Tout le monde vous dira aussi que l’esclavage a été aboli en 1848, c’est la loi Schœlcher. Ce que peu de gens savent, c’est que cette législation prévoyait certes l’abolition de l’esclavage, mais aussi de le remplacer par des travaux forcés ainsi que d’indemniser les anciens propriétaires. Cela prendra forme dans des colonies d’Afrique et d’Indochine. Travaux forcés ou esclavagisme ? Rien ne change sauf les mots. La Société des Nations, ancêtre de l’ONU, condamnera l’Etat français pour ce crime. Il faudra attendre 1946 et la loi Félix Houphouët-Boigny pour mettre un véritable terme à l’esclavagisme. Cela veut dire que jusqu’au milieu du siècle dernier, il y avait des millions d’Africains esclaves au compte de l’Etat français.

Pour ce que nous entendons par réparation, nous avons fait des dizaines de propositions à Matignon. Entre autres un musée de l’esclavage. Ou le « 1% » réparation qui consiste à obliger les entreprises qui ont joué un rôle dans la traite négrière à verser un pour-cent de leurs bénéfices auprès d’une fondation panafricaine. Ou encore la mise en place d’une réforme agraire dans les Antilles pour les planteurs qui souffrent des contrecoups de la colonisation.

Lorsqu’on observe la structuration de la communauté juive, ou d’autres, en France, on ne se dit pas que notre pays manque cruellement d’une forme de lobby noir ?

Le CRAN est un lobby noir. Est-ce que nous avons une caisse de résonance suffisante? Je ne le pense pas. Les lobbys sont parfaitement légitimes. Tout dépend de ce qu’ils défendent. A la différence d’autres, nous exerçons notre action de lobbying en toute transparence.

Comment fait-on pour unir les combats parfois divergents des Noirs des Antilles et des Noirs d’Afrique ?

Un minimum de réflexion permet de balayer ces oppositions fallacieuses. Un certain nombre de Domiens estiment que l’esclavage est leur combat exclusif. Pire, que les Noirs d’Afrique sont coupables de les avoir vendus. C’était le discours des colons. Les Ultra-marins ont été détruits par l’idée d’une hiérarchie raciale. On est venu leur raconter « Vous êtes supérieurs aux Noirs d’Afrique car votre peau est un peu plus claire que la leur. Il vous faut maintenant vous hisser au niveau de la race blanche »… ça a marché car ils y ont cru. Et y croient encore pour beaucoup. Nombre d’entre eux ont honte d’être noirs et ne veulent surtout pas être assimilés à ces Africains « va-nu-pieds ». C’est une philosophie coloniale.

LOUIS-GEORGES-TIN-CRAN

Le phénomène des « class actions » (ou actions de groupe) est un outil que le CRAN s’efforce de promouvoir auprès du gouvernement. Pourquoi y êtes-vous tant attaché ?

Les actions de groupe font l’union. Or l’union fait la force. Aujourd’hui quand une personne porte plainte contre une entreprise, elle se trouve généralement isolée. Le combat en devient très vite inégal. C’est le pot de fer contre le pot de terre.

Les class actions permettent à des individus de s’associer pour porter plainte. Ces personnes en tirent plusieurs bénéfices.

Premièrement, en regroupant leurs doléances, elles peuvent aussi regrouper leurs économies pour pouvoir s’acquitter des frais d’avocat. C’est déjà très important.

Deuxièmement, elles peuvent avoir plus de poids dans les médias.

Troisièmement, cela permet de résister à la pression psychologique.

Quatrièmement, cet outil donne plus de force aux preuves.

A l’heure où nous parlons, les actions de groupe n’existent pas en France. Nous menons bataille depuis 2011, avant la présidentielle pour ce sujet. Le candidat François Hollande s’y était engagé. Une autre promesse oubliée…

Les combats d’un groupe peuvent-ils faire progresser l’ensemble de la société ?

Absolument, car quand un groupe s’enfonce, c’est toute la cohésion sociale qui est menacée pour tout le monde. L’égalité des uns fait progresser celle des autres. Quand des gens sont laissés sur le carreau, cela crée des frustrations et des tensions dans toute la société. Les droits humains sont indivisibles. C’est ce que réaffirme la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme. C’est pourquoi le CRAN fait appel à des spécialistes de tous bords. Nous faisons des proposions qui ne favorisent pas que les Noirs. Lorsque nous portons la question des class actions, c’est pour toute personne discriminée que nous nous battons.

Comment est-ce que le CRAN agit pour réduire d’autres discriminations que celles purement raciales concernant les Noirs ?

La question des discriminations à l’encontre des Noirs est notre crédo. Cependant nous sommes beaucoup plus universalistes que ceux qui nous décrivent comme «communautaristes». Les actions de groupe telles que nous les concevons concernent un grand nombre de discriminations : handicap, genre, âge, orientations sexuelles. Nous avons constitué un collectif pour porter des revendications sur la légitimité d’actions de groupe (actuellement non autorisées sur le terrain des discriminations). Vous y retrouvez l’Association des Paralysés de France, Terra Nova, le Planning Familial… Cela prouve que nous sommes ouverts sur de nombreux autres combats.

Lorsque certains sont outrés qu’il existe des associations noires et veulent les interdire, je leur réponds « vous n’êtes pas très original, vous avez d’illustres prédécesseurs qui voulaient également interdire les associations qui ne leur plaisaient pas du temps de l’esclavage »

Quand vous êtes malade, vous consultez un médecin généraliste pour identifier le mal, puis il vous faut un spécialiste pour s’attaquer à la pathologie identifiée. La discrimination est une maladie. On a besoin d’associations généralistes comme la Ligue des Droits de l’Homme et de spécialistes comme nous pour combattre la nature spécifique du problème.

Par qui est financé le CRAN ?

De moins en moins par l’Etat. Quand vous vous attaquez à quelqu’un il ne faut pas vous attendre à ce qu’il vous aide… (Rires) Nous sommes aidés par les enveloppes parlementaires de députés qui soutiennent notre action et, pour beaucoup, par des fondations américaines comme la Fondation Open Society.

Vous avez réalisé il y a peu un baromètre contre le racisme de 50 grandes villes de France. Villeurbanne et Montreuil sont en tête, Marseille est en queue de peloton. Que doit-on en retenir ?

L’objectif était d’EVALUER pour faire EVOLUER. Aujourd’hui on a un peu l’impression que ce sont les agences de notations financières qui indiquent aux politiques ce qu’il faut faire. Nous, nous avons voulu dire que c’est au peuple de d’abord monter le chemin. La valeur centrale de notre République est l’égalité (article 1). La raison pour laquelle nous avons dressé un bilan sur la question.

A partir de critères définis sur la politique interne et publiques (économie, culture, santé, éducation, etc. ), nous avons interrogés les municipalités. Leurs réponses ont bien entendu été confrontées à la réalité du terrain. Un jury de personnalités a ensuite réalisé le classement qui a été diffusé 30 après la célèbre Marche pour l’Egalité.

cran baromètre des villes de france contre le racisme

A la suite de ce baromètre, le CRAN a publié un guide des bonnes pratiques contre les discriminations d’après ce que nous avons observé afin d’encourager les villes à adopter des mesures en faveur de l’égalité.

Cliquer ici pour voir le baromètre complet

(*1) : Conseil Supérieur de l’Audiovisuel

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Le site du CRAN ici

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Sur l'auteur

Louis-Georges Tin
Louis-Georges Tin

Second Martiniquais après Aimé Césaire à avoir intégré l'Ecole normale supérieure, Louis-Georges Tin est agrégé, docteurs ès lettres et enseigne à l'Université d'Orléans. Elu à la tête du CRAN en novembre 2011, il a succédé à Patrick Lozès. Il a écrit de nombreux livres sur les discriminations, et a reçu plusieurs prix internationaux couronnant son engagement en faveur des droits humains.