Intense. Le film Vers la tendresse d’Alice Diop , César du court-métrage 2017, interroge le désir, le sexe et l’amour vus par les garçons les plus exclus des quartiers.
Tous divers, tous bouleversants.
Qu’est-ce qui vous a donné envie de travailler sur ce thème ?
D’abord il y a le film que j’ai réalisé avant, La mort de Danton, où j’ai suivi pendant 3 ans un jeune comédien, Steve Tientcheu. J’ai passé beaucoup de temps avec lui et ses copains, et j’ai été marquée par la différence qu’il y avait entre ce que ces mecs montraient d’eux, et ce que je percevais dans l’intimité lors des discussions que nous pouvions avoir. Quand ils ne sont plus dans la démonstration, énormément de stéréotypes s’effondrent et on se rend compte de la complexité de leur pensée.
Ensuite, il y a eu ce documentaire qui a fait beaucoup de bruit, La cité du mâle, qui relatait l’histoire d’un fait divers atroce : une tournante suivie d’un crime odieux. Le film présentait les gars des cités comme des sauvages sans aucune humanité. Je ne nie pas la réalité de ces phénomènes, mais je déplore que, bien souvent, on traite les relations entre filles et garçons dans les quartiers sous l’angle du fait divers violent, et en généralisant.
J’ai pensé intéressant de parler de ce thème autrement, du point de vue des garçons, parce que cette parole est totalement absente médiatiquement et cinématographiquement. J’ai été complètement bouleversée car ces hommes ont livré une parole qui a la beauté et la préciosité des choses qui s’énoncent pour la première fois. J’étais étonnée par leur capacité à interroger ce dans quoi ils étaient pris et sans rien s’épargner.
Les témoignages sont-ils sortis spontanément ?
Oui, le film commence par tous les clichés attendus de ce que les mecs des quartiers peuvent exprimer sur les femmes. Mais à partir du moment où l’un d’eux dit : «Je les traite de salopes mais, moi aussi, je suis un salaud», quelque chose bascule et ça devient presque sociologique : qui a droit à l’amour, qui peut le vivre? Ça m’a renvoyée à moi-même. Les filles, on s’en est mieux sorties, on a eu des passerelles qu’eux n’ont peut-être pas connues. Beaucoup d’entre nous ont quitté le quartier. Les garçons avec qui on a pu avoir des histoires d’amour à 15 et 16 ans ne sont pas ceux avec qui on a fait nos vies. Et ça, c’est quelque chose que je ne peux pas ne pas interroger : qui reste dans ces endroits? Les filles perdues? Les garçons qui ne s’en sont pas sortis? Il y a quelque chose de terrible… Beaucoup de jeunes filles ont fait des études, sont montées sur la capitale, et je crois qu’il peut y avoir de la rancœur chez ces garçons pour ces filles noires et arabes. Il y a vraiment cette idée : «On n’est pas dignes d’être aimés, parce qu’on n’a pas d’argent, parce qu’on ne vaut rien». Il faut penser à la place que ces garçons occupent dans la société française, leurs relations amoureuses s’en font l’écho. Ils restent entre eux, comme captifs de la cité, et créent une espèce de famille, ils vont aller draguer et coucher avec des filles ensemble, c’est comme un corps à plusieurs.
Il y a aussi la question de la langue. Je ne parle pas le wolof et mes parents ne l’ont pas appris à ma grande sœur parce que son institutrice a dit à mon père que s’il lui parlait sa langue maternelle, elle ne pourrait pas «s’intégrer». Il y a des mots qui ne peuvent se dire que dans sa langue maternelle, notamment les mots de l’amour et de la tendresse.
Comment voyez-vous les relations amoureuses entre Blancs et Noirs dans les quartiers et ailleurs ?
De façon sous-jacente, Vers la tendresse traite aussi de cette question-là. Je ne peux pas ne pas entendre ce qu’un garçon interviewé dit : «Seuls les Blancs connaissent l’amour». C’est sa vérité à lui, mais cette vérité je l’entends à plein d’endroits, à plein d’égards. Cette phrase choque beaucoup, mais c’est une manière d’aborder, en creux, la possibilité de l’amour, de la tendresse, quand on vit dans un pays où ses parents ont été déplacés, où ceux-ci ont du lutter pour se faire une place, nous faire une place, et où leur langue leur a été en quelque sorte confisquée, Comment alors dire l’amour, le vivre pleinement, le transmettre? Moi, c’est cela que j’entends dans ce que dit Regis.
Et le rapport à la mixité, en amour ?
Ce ne sont pas des choses sur lesquelles j’ai vraiment travaillé, mais je sais que, dans mon expérience propre, je vis avec un homme blanc que j’ai rencontré à l’université. Et la plupart de mes copines qui ont à peu près mon âge, entre 35 et 40 ans, qui ont fait des études, sont extrêmement conscientes des rapports de domination et de racisme, mais la plupart vivent, elles aussi, avec des hommes blancs. Ça ne veut pas dire qu’on est dans la négation de notre négritude, je crois que ça dit quelque chose de sociologique : j’étais l’une des seules Noires à la Sorbonne, et quand je croisais des garçons, c’étaient des Blancs. Il y a eu une rupture entre le collège et le lycée, l’arrivée dans l’âge adulte, où tout d’un coup il n’y avait plus de garçons noirs ou arabes.
Si j’essaie de me rappeler la fille que j’étais à 20 ans, je crois que le corps de l’homme noir n’était pas quelque chose qu’on a appris à désirer. Parce que socialement il était en bas, dominé, «sauvage»… Et qu’au fond, l’image de la beauté et de l’évasion sociale, c’était partir avec le Blanc. Peut-être qu’inconsciemment, dans notre construction, c’est un corps qui raconte la violence? Comment se fait-il que, tout en travaillant sur ces sujets-là, beaucoup d’entre nous, aient fait nos vies avec des Blancs? C’est troublant cette question.
Est-ce que c’est quelque chose dont vous parlez entre vous ?
Oui, avec des amies à moi très proches, et on pose toutes ce constat-là. C’est un sujet dans lequel on a plus de questions que de réponses. C’est d’autant plus complexe pour quelqu’un comme moi qui a travaillé sur la négritude, qui a lu James Baldwin et Fanon… J’ai toujours été avec des Blancs et je ne peux pas ne pas me dire qu’il y a quelque chose qui se raconte là. Je suis forcée de m’interroger sur ce que j’ai fait, même inconsciemment, en ayant tous les outils politiques pour me protéger de ça : la construction du corps noir dans l’imaginaire du blanc. Je viens de finir un recueil de James Baldwin, Retour dans l’œil du cyclone, qui parle de la question de son corps noir dans l’Amérique Blanche, et c’est tellement actuel! Ce sont des chroniques écrites dans les années 1960. Elles nous donnent des clés extrêmement pertinentes.
On trouve aussi des hommes noirs disant qu’ils ont du mal à aller vers les femmes noires…
Certains disent : «Jamais je ne me mettrai avec une femme noire, elles me font trop penser à mes sœurs». Je pense que c’est une excuse. Je n’ai jamais entendu un Blanc dire ça, je crois que ça raconte la manière dont on grandit comme Noir dans une société où on est une minorité, je pense que c’est insidieux. Au fond, l’évasion, c’est dans l’ailleurs. J’ose espérer que c’est un peu différent chez la nouvelle génération, que je sens différente de nous, je sens qu’il y a quelque chose qui a bougé, mais je n’en suis pas sûre…
Rokhaya Diallo expliquait trouver malsain de voir certaines personnes se retrouver systématiquement avec des partenaires d’une autre couleur…
Un homme blanc qui est systématiquement avec des femmes noires, je trouve ça bizarre. Ce focus systématique interroge un rapport à l’exotisme, une espèce de fascination qui n’est pas la même que pour nous. Mais une femme noire qui n’est qu’avec des hommes blancs, je le sentiment que ce n’est pas du tout pareil. Pour moi il y a forcement une dimension sociologique. Je ne l’analyserais pas de la même manière, je me dis que c’est la carte amoureuse qui est à sa disposition. Mais je ne suis sûre de rien dans ce domaine, c’est surtout troublant cette question. Ça m’interroge vraiment…
Recueilli par Marc Cheb Sun et Noé Michalon
Pour aller plus loin :
- Résumé de Retour dans l’œil du cyclone, de James Baldwin
http://www.undernierlivre.net/james-baldwin-retour-dans-loeil-du-cyclone/ - Le documentaire La cité du mâle
- Enquête prouvant la réussite scolaire des filles d’immigrés
http://lexpansion.lexpress.fr/actualite-economique/la-spectaculaire-reussite-scolaire-des-filles-d-immigres_1422803.html - L’enquête complète de L’expansion : http://lexpansion.lexpress.fr/actualite-economique/l-echec-scolaire-se-conjugue-au-masculin_1421461.html
- Sur la réappropriation du corps noir, l’afro-féminisme de Nefta Poetry
http://la1ere.francetvinfo.fr/2015/02/25/afro-feminisme-nefta-poetry-la-clit-revowlution-est-en-marche-232659.html - Critique de La mort de Danton, d’Alice Diop, sur Africultures
http://www.africultures.com/php/?nav=article&no=10465