Carl Jaro grandit à Saint Martin. Devenu mannequin, «un moyen d’échapper à ma famille et de prendre mon envol», et aujourd’hui en école de cinéma, il quitte Haïti pour Paris à 22 ans. Il nous parle des barrières de couleur dans le milieu homosexuel et de la condition noire gay.
Très récemment, vous avez réalisé un court-métrage, Les amants de couleur…
Oui, j’ai commencé la réalisation en 2015, sachant que j’avais l’histoire en moi depuis 2013. C’est un film de combat, j’ai toujours été un combattant, Les amants de couleur. C’est une première pour moi, un premier film, mais il y en aura d’autres qui permettront de mettre en lumière ce qu’on refuse de voir.
Les amants de couleur touche un thème très sensible…
C’est une partie de moi, j’ai grandi dans une famille très religieuse, fanatique même. J’ai voulu proposé une autre façon de voir l’homosexualité, moi qui ait eu la chance de quitter la maison à 16 ans et de pouvoir faire mes propres découvertes. C’est ce qui m’a donné l’idée de raconter cette histoire, une histoire d’amour entre deux hommes de couleur, ce qui est une première aux Antilles, puisqu’il n’y a jamais eu ce genre de film réalisé par un Antillais.
Vous saviez être homosexuel en arrivant à Paris ?
S’il y a une chose que je refuse, c’est de me coller une étiquette. Je ne me vois pas comme un homosexuel, je me vois comme un être humain. C’est ce que j’ai toujours revendiqué pour éviter les étiquettes qui mettent des barrières entre les êtres humains. Je suis un être humain, Carl Jaro, et j’aimerais le rester.
Le rejet que vous avez vécu, ça reste une expérience particulière…
Oui, bien sûr, quand on est différent aux yeux de certains (on l’est aux yeux des autres, pas de soi-même) ça va blesser, mais ça va aussi forger le caractère. J’ai toujours su, dans tout ce que j’ai pu faire, que j’étais différent. Après, arrive un choix : s’accepter ou se rejeter, s’abandonner. Moi, j’ai décidé de m’accepter et de vivre comme tout le monde, puisque je suis aussi comme tout le monde. C’est difficile d’être gay quand on est blanc, mais c’est encore plus difficile quand on est noir. Mon père disait : «Je n’ai que des garçons, je n’ai pas de fille, je ne veux pas de garçon-fille chez moi». Une façon pour lui de dire «Je veux des hommes, des vrais hommes». Et nous, Antillais, quand on n’a plus la famille, on n’a plus rien, du moins c’est ce qu’on se met dans la tête. C’est très difficile de choisir entre vivre sa vie, en sachant qu’on sera rejeté, et mettre de côté cette vie-là pour garder ce lien avec la famille. Dans un pays comme Haïti où il n’y a pas de retraite, où quand on est âgé, on n’a pas d’Etat, on doit encore plus compter sur la famille. Beaucoup d’homosexuels haïtiens sont condamnés à mener une double-vie, ils seront mariés avec des enfants tout en sachant au fond d’eux qui ils sont réellement. En Europe, c’est autre chose, on a quand même plus le choix.
Avez-vous ressenti une forme de rejet ou de fascination dans le milieu gay ?
Dans le milieu non-noir, gay blanc, je me suis senti rejeté, parce que le Noir est vu comme un Noir avant tout, qu’il soit gay ou hétéro, avec toutes les idées qu’on peut avoir derrière la tête. On se méfie de lui, on va le voir comme une personne là pour profiter, pour l’argent. Il m’a été très compliqué de montrer une autre image de ce Noir gay, une image d’un Noir qui est fier, qui n’est pas là pour prendre mais pour comprendre, aimer également. Et c’est vrai que ça prend du temps, certains diront : «Ah oui mais j’ai connu ce Noir-là». Et moi je répondrais : «Mais j’ai connu ce Blanc-là aussi». Des deux côtés on peut être méfiant. il y a un mélange d’attraction et de méfiance.
Vous parliez d’un milieu gay blanc. Il y a aussi un milieu gay noir ?
La division existe partout. Oui, il y a un milieu gay noir, comme il y a un milieu gay arabe. Le milieu gay noir s’organise autour de bars, de lieux de rencontre, même s’il n’est pas aussi structuré que le milieu gay blanc. Le milieu gay noir est fréquenté par les Noirs et d’autres personnes de couleur alors que le milieu gay blanc est fréquenté essentiellement par des Blancs, même si on peut avoir quelques Noirs et Arabes qui ne seront pas les bienvenus, sauf pour amuser.
Plusieurs gays Noirs ont témoigné ne pas vouloir de compagnon blanc. Je cite : «Quand on est avec un Blanc on est toujours noir, alors qu’avec un Noir il n’y a plus de couleur»…
J’ai aussi entendu des Noirs dire : «Je préfère être avec un Blanc car il sera plus respectueux». Ce sont des idées reçues, j’ai rencontré des Blancs qui déclaraient «Je préfère rester avec des Noirs» pour des raisons un peu folles… Mais c’est très souvent sexuel. Après, il faut se méfier des généralités : je ne mettrais pas tout le monde dans le même sac, ni les Noirs ni les Blancs. Il y a aussi des relations stables très fortes qui prouvent qu’on peut dépasser cette barrière de couleur. Il y a des Noirs qui veulent être avec des Noirs, tout comme des Blancs qui ne veulent être qu’avec des Blancs, ou des Arabes qu’avec des Arabes. Je ne suis pas contre : on a le droit de préférer, d’être attiré, d’aimer la personne qui nous ressemble mais, en même temps, c’est aussi dû à l’éducation, à un manque de connaissances. Vu qu’on ne connaît pas l’autre, et qu’en tant que Noir, le Blanc nous a réduit à l’esclavage, on ne se donnera pas à un Blanc. Et le Blanc nous verra d’une manière différente parce qu’on est noirs. Ce sont ces idées-là qui font que des personnes préfèrent être avec quelqu’un de leur couleur : «Je ne serai pas maltraité, insulté…»
Dans le milieu gay, comment êtes-vous ressenti ?
L’impression que j’ai eu tout de suite, c’est d’être un Noir, pas d’être une personne. Mais les préjugés existent partout.
La barrière de couleur existe dans l’amour aussi ?
Oui, j’ai pu le découvrir, une personne pourra te dire «je t’aime» mais, sans s’en rendre compte, te lancer à la figure ce que tu es réellement pour lui, par des petits mots comme «mon petit Noir», «mon petit chocolat», des choses blessantes que l’autre n’entendra pas comme ça.
Et dans la sexualité?
Souvent on va utiliser un Noir comme objet de plaisir sans forcément vouloir faire autre chose avec lui, sans vouloir aller plus loin.