L’air décontracté, polo beige sur les épaules, un jeune homme consulte son smartphone. La scène pourrait paraître banale si cette personne n’était sur le trône du palais royal du Toro, dans l’Ouest ougandais. Lui, c’est le roi Oyo, 23 ans, dont 20 passés au pouvoir de l’un des quatre royaumes reconnus par la république d’Ouganda. Echoppes, salons de coiffure, magasins de vêtements : tous les bâtiments de la petite capitale royale de Fort-Portal affichent son portrait.
Dans ce pays de taille moyenne, colonisé tardivement car enclavé dans l’Afrique des Grands Lacs, parler de politique en évoquant son roi n’a rien d’absurde. Dans plusieurs régions du Centre et de l’Ouest, n’importe quel quidam rencontré dans la rue vous le dira : il préfère même son roi à son président. L’Ouganda doit d’ailleurs son nom à un royaume, celui du Buganda, qui occupe un cinquième du territoire, englobant Kampala, la capitale nationale.
Une colonisation distante
Comment expliquer un phénomène aussi rare en Afrique ? En raison de son éloignement des côtes et du faible intérêt des britanniques pour le pays, la colonisation de l’Ouganda s’est faite de manière distante, sous la forme d’un protectorat s’appuyant sur les pouvoirs traditionnels. La première partie du XXème siècle voit donc cohabiter différentes souverainetés, entre autres :
Source : cominganarchy.com
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Le Buganda, royaume le plus puissant, dans la région centrale, où se situe Kampala. Fondé au XIVème siècle sur la colline de Mengo, à Kampala, il est dirigé par un Kabaka (roi) dont les dynasties se succèdent sans interruption depuis.
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Le Bunyoro-Kitara, dans l’Ouest du pays, le plus ancien des royaumes encore existants, a été l’un des phares de l’Afrique de l’Est, entre les XIIIème et XIXème siècles, avec à sa tête un Omukama (roi), avant de perdre du terrain à cause de guerres avec les entités voisines.
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Le Toro, dans l’Ouest, fondé au début du XIXème siècle s’affirme comme l’une des places fortes du pays, en rivalité constante avec le Bunyoro qui l’annexe pendant une courte période.
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Le Busoga, à l’est de Kampala, connaît un développement florissant grâce au commerce au XIXème siècle, autour de la ville de Jinja, au bord des sources du Nil et du Lac Victoria.
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Le royaume Ankole, dans le sud-ouest, a eu un âge d’or au XIXème siècle grâce à l’élevage, mais n’existe plus depuis un demi-siècle.
La crise existentielle
En 1962, l’Ouganda obtient son indépendance. Son Premier Ministre, Milton Obote, met au point une stratégie d’alliance avec les monarchistes du Buganda pour remporter les élections. Une forme de monarchie constitutionnelle prend place, avec le Kabaka président, Obote Premier Ministre et une structure fédérale pour le pays. Mais cette alliance de circonstance ne tient pas. En 1966, Obote, impopulaire à cause d’un scandale, prend d’assaut la colline de Mengo, où se trouve le palais royal. Le roi est en fuite, s’exile au Royaume Uni. L’année suivante, une nouvelle constitution abolit tous les royaumes !
Milton Obote (à gauche) et le Kabaka Mutesa (à droite) (Crédits : New Vision)
Lorsque l’imposant Idi Amin Dada chasse Obote avec un coup d’Etat, puis au retour de ce dernier au pouvoir en 1980, le gouvernement ne laisse aucune place aux pouvoirs traditionnels. Il faut attendre Yoweri Museveni, toujours à la tête du pays, pour voir la question royale remise sur le tapis. Ce natif de l’Ouest accepte en 1995 de reconnaître quatre royaumes dans la nouvelle constitution : le Buganda, le Toro, le Bunyoro et le Busoga. Si les souverains détiennent un pouvoir symboliques, ils sont reconnus comme tels et ont la charge avec leurs parlements royaux de gérer l’important patrimoine foncier qu’il leur reste.
Une cohabitation difficile
Mais la situation reste tendue. Rarement sur le continent un gouvernement post-colonial n’a été aussi inquiété par les anciennes entités. L’Etat restitue au compte-goutte aux royaumes les nombreux biens et terres pillés dès la fin des années 1960, surtout dans la région du Buganda. La popularité du nouveau Kabaka, Mutebi, de retour d’exil dès 1988, fait de l’ombre à l’homme de fer de Kampala, dont il a pourtant soutenu l’accession au pouvoir.
A l’instar de ce discours prononcé pour les 20 ans de son retour, le Kabaka jouit d’une impressionnante popularité.
2009 est une année explosive, durant laquelle le Buganda démontre qu’il est loin d’être symbolique. En septembre, Museveni veut interdire au Kabaka de voyager dans l’un des districts de son royaume et met le feu aux poudres. Les habitants de Kampala investissent les rues pour demander le respect de leur souverain et sont brutalement réprimés. Pendant plusieurs jours, la capitale s’embrase, des véhicules sont brûlés, c’est le début de ce que l’on appellera les « Buganda Riots » (émeutes du Buganda). Quarante morts et mille arrestations plus tard, selon les bilans les plus alarmistes, la situation se tasse. « Si le mouvement avait été plus légèrement réprimé, il est probable qu’il aurait renversé le gouvernement », estime Allan Kakembo, guide au Palais du Kabaka et fin connaisseur des monarchies ougandaises.
(traduction : les « Buganda Riots ont été décrites comme le moment le plus sombre de l’histoire du Buganda depuis la crise du Kabaka en 1966 »)
Mais rien ne semble réglé. Le mauvais score du président Museveni aux dernières élections présidentielles à Kampala, capitale royale et nationale l’atteste : il n’est plus en odeur de sainteté au sein de la cour du Kabaka, dont les sujets plébiscitent l’opposant Kizza Besigye. Le royaume exige des réparations, avec l’appui de la cour constitutionnelle.
(Traduction : « Emeutes de 2009 pour le Kabaka: la cour constitutionnelle demande au gouvernement de dédommager le Royaume du Buganda ».)
Si l’événement est tragique, il est aussi fondateur.
« Aujourd’hui, les royaumes se renforcent de plus en plus, leur pouvoir est beaucoup plus grand que ce qu’on pourrait imaginer. Les enfants grandissent en apprenant le respect de leurs rois, et les gens sont plus attachés à leurs royaumes qu’au gouvernement central. Ce que disent leurs chefs traditionnels peut valoir plus que la Bible », s’exclame Allan Kakembo.
Cette cohabitation est à double-tranchant. Handicap pour le gouvernement lorsque les royaumes le contredisent, elle peut s’avérer favorable lorsque pouvoirs central et monarchique se coordonnent pour gouverner. Une approbation royale pour une politique de santé ou d’éducation facilitera ainsi son application. Jamais dissoute sous la colonisation, survivante pendant les années de bannissement, l’identité royaliste ougandaise a toujours su s’appuyer sur un important culte du chef pour demeurer intacte et renforcée au XXIème siècle.
Aujourd’hui, le développement fulgurant du tourisme dans la région pourrait bien vernir ces divisions. Les visiteurs n’affluent plus uniquement pour faire des safaris, mais aussi pour voir les palais royaux du Toro, du Buganda ou les tombes des anciens Kabakas, à Kasubi. Les magasins de souvenirs exposent avec fierté drapeaux traditionnels, portraits des souverains et symboles monarchiques. De quoi vitaliser une économie encore poussive tout en consolidant l’héritage de ces royaumes anciens.