Mamadou Doucara, Combattant hyperactif introspectif

0

Paris 18ème. Essayez de traverser l’esplanade Nathalie Sarraute aux côtés de Mamadou Doucara. Mieux vaut ne pas être pressé. Salué, interpellé, sollicité… ça check, ça rigole, ça informe, ça conseille, parfois avec une vraie autorité. Pas de doute : l’homme est un pilier, le repère du quartier. Parcours d’un combattant.
«J’ai 39 ans, je suis né à dans le 12ème arrondissement. J’avais six ans quand mes parents ont déménagé vers un HLM du 18ème.  Et voilà, je suis là !»
Toujours élégant, toujours stylé, Mamadou Doucara est pourtant loin de la figure de mode. Inutile de l’identifier à son rayonnant sourire, ni à son rire très… sonore. L’homme fait preuve aussi de gravité. D’introspection même. Quand il raconte son parcours, les choses semblent s’enchaîner comme une évidence… «A la base, on était animateurs de centres de loisirs. Mais arrivés à 14 ans, les enfants n’avaient plus accès à ces centres pour préados, du coup on a lancé des actions en dehors : sport, théâtre, musique… Un jour, on s’est dit qu’on devait poser un cadre, donc on a monté une association, Espoir 18, pour répondre à ce besoin sur le territoire, le manque de structures pour ces jeunes-là. On l’a fait sans calcul, sans rien, avec le cœur, c’est comme ça qu’a débuté l’aventure. On squattait les locaux désaffectés de la SNCF, on faisait de l’accompagnement scolaire à la bougie. C’était en 2002. Dix ans après, on a répondu à un marché public pour la gestion d’équipements jeunesse et on a remporté deux d’entre eux, l’espace jeunes Charles Hermite et l’espace jeunes Goutte d’Or. Et comme il y avait un appel à projets pour un lieu expérimental, le Lieu d’Accueil Innovant, on y est allé. On l’a remporté également. On est devenus gestionnaires d’équipements, un peu une institution : on gère quatre espaces dans le 18ème, un dans le 19ème.

Animateur dans l’âme

Bon, tout semble simple raconté comme ça, non ? Et avant, à l’école par exemple ?
«J’étais plutôt bon élève, fort en maths. Sauf que je ne savais pas pourquoi j’étais à l’école, j’y allais par contrainte. mes parents sont arrivés du Mali dans les années 70 ; ils ne pouvaient pas m’accompagner. C’était un peu difficile. Au collège, je me suis retrouvé en 3ème sans savoir quoi faire. Alors, la «fameuse» conseillère d’orientation m’a indiqué quelque chose de «super» pour moi -le bon en maths- : la maintenance de systèmes mécaniques automatisés. Moi j’étais jeune, je ne savais pas ce que c’était, j’ai pensé à des robots, et hop je me suis inscrit dans cette filière. Très vite j’ai constaté que que ça ne me plaisait pas du tout. Paradoxalement, j’avais les meilleures notes de la classe alors que… je n’allais pas en cours. Je me souviens de mon épreuve de BEP, on avait chacun une machine qu’il fallait diagnostiquer pour trouver et réparer la panne. J’ai constaté rapidement que le fusible ne fonctionnait pas et qu’il fallait le changer. Un prof qui me détestait a commencé à me crier dessus dès que j’ai fini,  je me suis emporté, je l’ai insulté et je suis parti. C’est comme ça que j’ai arrêté l’école. Je ne savais pas quoi faire, j’ai atterri à la mission locale.»
Là ce qu’on lui propose ne l’emballe pas mais, de fil en aiguille, Mamadou peut y parler de son envie, bosser avec des jeunes, et… «J’ai passé mon BAFA en centre de loisirs, c’est là qu’une personne, Samira, m’a remarqué. Elle a vu en moi quelque chose que je ne voyais pas forcément moi-même, elle m’a encouragé à poursuivre dans ce domaine. C’est comme ça que j’ai commencé à travailler dans l’animation.»

Hyperactif hypersensible

Quand on est dans le bureau de Mamadou, tout va vite. Il raconte quinze chantiers sur lesquels il travaille, dix projets en attente, et plus encore. Dans l’action, dans le présent, dans l’avenir. Mais pas seulement… «Je suis beaucoup dans le passé aussi ; pour moi tout est lié. Ça m’est venu quand j’ai repris les études, bien plus tard. Je travaillais sur l’identité. J’ai d’abord cru que c’était un hasard, mais je me suis rendu compte que plus je travaillais, et plus je revenais sur mes propres questions identitaires. Je parlais souvent de la question de la trajectoire. On a beau être français, quand on est issu de l’immigration, on n’est pas «que» français. J’ai été très marqué par tous les séjours que j’ai pu faire en Afrique. Quand tu es là-bas, tu te dis parfois que si ton père n’était pas parti, tu serais peut-être né là, tu te demandes ce que tu serais devenu, c’est intéressant. Je me dois d’aider tous ces jeunes ici, en France, qui ont des trajectoires similaires à la mienne et qui s’y perdent parfois. Pour mieux se projeter dans l’avenir, c’est important de savoir d’où l’on vient, de comprendre le parcours de ses parents : pourquoi ils ont choisi d’émigrer. Parce que c’est aussi un choix. Abdelmalek Sayad (1) parlait de «d’émigré immigré», de ce moment où l’on choisit d’émigrer, où l’on se projette. Quand on arrive dans le pays d’immigration, on se rend compte que tous les calculs qu’on avait faits ne se réaliseront pas. J’en parle beaucoup avec les jeunes que je vois au quotidien. Je reviens là-dessus : c’est important de connaître le programme que les parents s’étaient fixés pour mieux comprendre ce qu’ils sont aujourd’hui. Pour mieux comprendre les histoires familiales, les histoires de cotisation, la polygamie. Une fois qu’on voit le village et la cohérence de ces choses-là, on peut plus facilement admettre certains choix de nos parents, sans forcément être d’accord, sans pour autant vouloir les partager, ça facilite les relations. Le fait de comprendre pourquoi les parents veulent nous orienter vers un choix permet de leur expliquer pourquoi on fait un autre choix.»

Back to Studies

Le divorce avec les études, depuis le BEP, n’a donc duré qu’un temps. «L’association a grandi, j’en suis devenu salarié. Peu à peu, j’ai acquis toute l’expérience du terrain mais j’ai réalisé qu’il fallait peut-être y ajouter un peu de théorie. En 2011, j’ai décidé de passer un DEJEPS, un diplôme d’Etat de la jeunesse, de l’éducation populaire et du sport. On m’a proposé un double cursus, qui consistait à passer parallèlement un certificat préparatoire, équivalent d’un bac+2, pour entrer directement en bac+3. J’avais pas mal d’appréhension. Je ne savais pas si je pourrais assumer deux fois plus de travail. Mais je n’avais rien à perdre… Alors j’ai décidé de passer le double-cursus. Je posais énormément de questions. Je bossais, j’essayais de comprendre, de savoir ce qu’était un concept etc. J’ai vraiment suivi toute la trame, et arrivé à la rentrée, il a fallu rendre les copies.» Au moment des résultats, angoisse : Mamadaou ne figure pas parmi les quatre copies sélectionnées. Aujourd’hui il revit la scène… «J’interpelle la prof pour lui demander ma copie, et là, elle me répond que j’avais fait un plagiat. Alors moi, je lui demande ce que c’est, un plagiat. Et tout le monde se marre en me disant que je m’étais fait griller. On m’explique que ça consiste à prendre la copie de quelqu’un d’autre et, là, moi aussi je rigole. On me fait : «Tu t’es fait griller et tu rigoles ?» Dans un autre temps, je me serais énervé, j’aurais crié au scandale, au racisme. Mais là, avec le recul et l’expérience du terrain, je l’ai plutôt bien pris. En réalité, c’était assez flatteur sur la qualité de ma copie. Donc je ne me démonte pas, j’interpelle à nouveau la prof, et elle me propose de venir à la pause. Là, je lui parle de Cœur de banlieue, un très bon livre de David Lepoutre, anthropologue en immersion dans la cité des 4000. Elle m’interpelle en me demandant de définir l’habitus. Je lui réponds que c’est un concept bourdieusien (2). Elle me dit : «Oui mais encore ? On sait bien que c’est Bourdieu qui l’a inventé !»
Alors je reprends, calmement : «Non, ce n’est pas Bourdieu qui l’a inventé, il a plutôt vulgarisé le concept qui remonte à Socrate et Platon». Au fur et à mesure de mon développement, la prof m’interrompt, me questionne, vérifie ; finalement, elle en vient à s’excuser. Et me met un 16. Voilà, c’est comme ça que j’ai commencé mon année universitaire…»

Oui, rayonnant, le Monsieur !

Marc Cheb Sun

  1. Abdelmalek Sayad, (1933-1998), sociologue. Notamment auteur de La double absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré. Seuil.
  1. Vient du sociologue Pierre Boudieu.
Mamadou Doucara marc chebsun

Sur l'auteur

Auteur, éditorialiste, il travaille sur différents enjeux et dynamiques autour de la France plurielle (société, culture, économie, histoire, religions…) et dirige le média dailleursetdici.news. Il développe également des fictions (romans, scénario..) et collabore à différents médias.