Regards croisés entre Afro-américains et Français noirs

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Afin de préparer notre éclairage sur le « Black History Month » américain (mois commémoratif en l’honneur des populations noires qui ont dû vaincre l’esclavage pour gagner leurs droits civiques), nous avons rencontré François Durpaire. L’objectif était de croiser les regards entre la trajectoire des Afro-américains et des Français noirs.

[Propos recueillis en décembre 2013]

Totem : Tout d’abord, selon vous, François Durpaire, existe-t–il un dénominateur commun entre les Afro américains et les Français noirs ?

François Durpaire : Ce qu’ils ont de commun, c’est le « comment je vis » en appartenant à une minorité qui a été socialement dominée et qui continue à l’être massivement. Cette minorité se caractérise par sa visibilité du fait de sa couleur de peau. Sartre disait que le Juif se reconnaît Juif dans le regard de l’antisémite. Dans le cas des Noirs, il ne le devient pas uniquement que dans le regard du négrophobe, car le Noir se voit noir dans le regard de n’importe quel Blanc. C’est l’expérience de la minoration sociale qui crée ce dénominateur commun. L’histoire, sans être identique, est en partie une partagée à travers les racines africaines datant de plusieurs siècles. Tout Noir, en France ou aux États-Unis, dans les Caraïbes ou au Brésil, qui va chercher dans ses aïeux, trouvera l’Afrique ; de l’immigrant au primo arrivant malien en France à l’Antillais. Le point de départ demeure cette origine africaine

Totem : L’esclavage a t-il marqué la société américaine de la même manière que la société française ?

François Durpaire : Il ne s’agit pas exactement du même impact. Pourquoi ? L’esclavage aux Etats-Unis a été géographiquement présent sur le sol américain. Il fait partie de l’identité géographique des Etats unis. Dans le cas français, l’esclavage se déroule très majoritairement dans les colonies, il est donc dans un ailleurs géographique.

La métropole française a pu se penser comme exempte de retour sur ce passé parce qu’il était dans cet ailleurs. Le sol de la République française dans sa dimension métropolitaine a pu se penser comme vierge de l’esclavage. Donc l’inscription de cette question dans un héritage français a été plus difficile. Le fait en France de placer, au centre de cette histoire, son abolition par Victor Schœlcher en 1848 renvoie à une sorte de schizophrénie. Celle d’un pays qui a pratiqué l’esclavage mais qui se félicite de l’avoir aboli. La République a placé dans un ailleurs géographique et politique le fait esclavagiste, alors que les Etats-Unis l’ont assumé comme faisant partie de leur histoire et ce, à la façon d’une tâche indélébile. C’est d’ailleurs le propos de Barack Obama dans son discours de Philadelphie de mars 2008. Il y parle d’un péché originel dans la constitution américaine : c’est le péché de l’esclavage.

Lors du débat sur la loi reconnaissant l’esclavage comme crime contre l’humanité,

Christiane Taubira a eu beaucoup de difficulté a utiliser les mots de responsabilité.

Comme si la République Française ne prenait pas à sa charge l’ensemble de l’histoire républicaine qui se construit comme une histoire de gloire, à l’image de l’histoire de l’abolition. C’est la raison pour laquelle on parle, encore aujourd’hui, quasi exclusivement de Victor Shoelcher. Quelque part le discours c’est « l’esclavage, ce n’est pas nous qui l’avons fait, ce sont les autres, c’est le Roi, la France d’avant,l’Ancien Régime. Ce n’est pas complétement chez nous, c’est dans les colonies. C’était avant la République.

Pour ces raisons, l’esclavage n’a pas la même place dans la mémoire collective des deux pays.

Totem : Il semble que les Afro-américains fassent davantage partie du récit national américain (musée des buffalo soldiers de Houston, black history month, MLK day…)

François Durpaire : La Commémoration de la marche de Washington du 28 août dernier accompagnée d’un discours de Barack Obama, puis d’un timbre réalisé par l’US Postal consacré à la Marche, démontrent la place que donne les Américains à leurs mémoires et à l’histoire. Mais rappellons tout de même que les États-Unis représentent 4% de la population mondiale et 25% de la population carcérale mondiale ! Que, parmi ces gens en prison, il y a une surreprésentation des Afro-Américains. Que leur chômage est le double de celui des Blancs. En revanche, aujourd’hui aucun Blanc américain ne conteste plus la place des Noirs dans la société. Le Noir est présent dans la mémoire américaine, et dans la société américaine. Le Noir français est absent de la mémoire parce qu’il est absent de la société française. Prendre en compte une réalité vécue par les Noirs et une par les Blancs, ici, reviendrait à diviser la société, or la République se veut indivisible. Cela recouvre en réalité une volonté de domination. La société française est faite de majorité et de minorités, et parmi ces minorités visibles, il y a les Noirs. Comme disait Aimé Césaire : « il y a bien des Noirs et des Blancs, on ne peut pas penser à son aise. »

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Musée National des droits civiques à Memphis (Etats-Unis) dans le Motel où Martin Luther King fut assassiné.

Totem: L’affirmative action popularisée par John Fitzgerald Kennedy et Lyndon Johnson a permis à la communauté noire de s’émanciper. Une démarche similaire est elle envisageable en France ?

François Durpaire : Bien sûr. Pendant les dernières années, on a caricaturé ces dispositifs américains dits d’affirmative action.

On a utilisé le terme de quotas, celui de discrimination positive, un terme qui place le mot discrimination au centre.

On l’a évoqué : la république française se pense une et indivisible. Il y a donc une contradiction entre la visibilité liée à l’affirmative action et l’indivisibilité de la République. Pourquoi cela a-t-il si peu avancé en France ? Pas seulement parce que la majorité blanche est hostile, mais aussi parce que cette hostilité venait aussi des minoritaires qui ne souhaitaient pas, au fond, y arriver par les voies d’un favoritisme quelconque.

Ils ne souhaitaient pas être définis par leur couleur de peau. Cette vision des choses est désormais un peu derrière nous. Le problème n’est pas d’être encouragé de manière inégalitaire, mais plutôt de construire des dispositifs pour empêcher la discrimination.

Initié par le CRAN (Conseil Représentatif des Associations Noires), il existe aujourd’hui un baromètre sur les sujets de discriminations dans les 50 plus grandes villes françaises. Il faudrait que le gouvernement s’empare de ces questions. Ce qui n’est pas du tout le cas. Dans des initiatives locales, certaines villes tentent des choses en matières de lutte contre les discriminations. Villeurbanne par exemple alloue des subventions à des associations qui ont cet objectif. Cette ville est d’ailleurs en tête de ce baromètre. D’autres se font remarquer par leur absence d’initiative dans le domaine. Marseille par exemple. Ces villes peuvent apparaître comme multiculturelle set donc aussi multi discriminatoires. Ce que les gens comprennent aujourd’hui c’est que la montée du racisme ne se fait pas toute seule, elle se fait en l’absence de politique publique pour lutter contre les effets du racisme. Au niveau étatique, je note très peu d’initiatives.

Totem : Y a t-il davantage de politiques publiques aux Etats- Unis ?

François Durpaire : Il y a toujours du racisme aux Etats-Unis aujourd’hui. Il serait complètement fou de dire que la situation est idéale. En revanche le niveau de discrimination est plus bas, parce que, précisément, depuis 1965, à grande échelle, des mesures sont prises pour faire avancer les choses, pour réduire le fossé. Et puis il y a quelque chose qui existe beaucoup moins en France, c’est la puissance assimilatrice de l’Amérique du fait notamment de son école.

Totem : Le racisme anti noir se manifeste t-il de la même façon des deux côtés de l’Atlantique ?

François Durpaire : C’est très différent ; il y a un racisme européen quand le Vice Président du Sénat Italien, Roberto Calderoli compare Cecile Kyenge, ministre de l’intégration italienne, à un Oran-Outang ou quand Christiane Taubira est comparée à une gueunon. Aux USA cela existe mais c’est limité à des groupuscules néo-nazis.

Totem : Comment décririez-vous le paradoxe entre les discriminations en France et le fait que chaque année dans le classement des personnalité préférées figurent des personnalités issues des minorités visibles ?

François Durpaire : Aux Etats-Unis, le Tokenism est un personnage qui ne sert à rien dans une pièce de théâtre. Il sert simplement à être là, à faire acte de présence. On pourrait avoir une personnalité d’origine africaine qui présente un journal, néanmoins dont le contenu du journal peut diffuser des idées qui restent postcoloniales.

Penser que la France serait totalement exempte du racisme parce que des personnalités issues de la diversité sont en tête des sondages des personnalités préférées des Français est une erreur.

Rappelez-vous que Zinedine Zidane était la personnalité préférée des Français lorsque Jean-Marie Le Pen est passé au second tour des élections présidentielles en 2002. IL y a donc effectivement un paradoxe français… D’ailleurs, des citoyens issus des minorités entendent souvent cette phrase : « mais toi, tu n’es pas comme eux ».

Totem: Merci pour cet éclairage Mr Durpaire

François Durpaire: Merci à vous

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Sur l'auteur

François Durpaire

François Durpaire est agrégé et docteur en histoire. Il enseigne depuis 2007 à l’IUFM de Versailles. Maître de conférence en sciences de l’éducation, il est chercheur associé au Centre de Recherche d'Histoire Nord Américaine et dirige l'Institut des Diasporas Noires Francophones. Auteur de la première biographie en langue non anglaise de Barack Obama.